LE CHAT DE LEAUPARTIE (III) : René Canivet à Carentan, entre témoignage et légende

Mais c’est par son épouse que le même René devient maître de l’Eau Partie[1]. Lorsqu’il porta son témoignage, en 1646, René était encore un jeune marié, fraîchement installé à Carentan. L’année suivant ses noces, peut-être n’était-il pas encore accoutumé aux particularités et rumeurs locales.

Chose certaine, René de CANIVET, son épouse et son beau-père, ne font état que d’un ouï-dire, pas d’une scène à laquelle ils auraient personnellement assisté. La transcription de M. de Pontaumont date la déposition (1646) mais pas les faits eux-mêmes. On ne sait donc pas dans quelles circonstances les consorts CANIVET-SYMON ont eu connaissance des faits rapportés, ni même s’ils connaissaient personnellement le personnage sujet de leurs déclarations. En outre, si on n’a que la déposition des consorts CANIVET-SYMON, c’est donc, a priori, que l’individu n’a pu être interrogé lui-même et qu’il était déjà décédé. Faute de pouvoir être confirmé par l’intéressé lui-même, pour être crédible auprès d’un juge, il fallait que le témoignage repose sur une bonne partie de réalité. A contrario, si toute la déposition reposait sur un personnage totalement inventé, elle aurait été totalement et immédiatement discréditée. Le but ici est donc de discerner cette part de réalité et de tenter de dater les faits, au moins approximativement. Ne nous y trompons pas; je ne vais pas tenter de prouver qu’une femme pouvait se transformer en chat. Je cherche juste à reconstituer le cadre objectivement vérifiable du témoignage, le personnage principal, les lieux, peu m’important les superstitions et les croyances. Et rien qu’à ce stade, le témoignage manque peut-être déjà de cohérence. De fait, lorsque les consorts CANIVET-SIMON déposent, il y a déjà près d’un demi-siècle que la forteresse du Pont d’Ouve a été démolie et peut-être encore bien plus longtemps que Bon-Antoine Le Sauvage était mort, s’il a jamais existé.

La déposition évoque le capitaine des Ponts-d’Ouve, donc un notable que tous ses contemporains sont censés connaître (ou voir connu) à Carentan, pas un anonyme manant.[2] La Forteresse du Pont d’Ouve était un château-fort médiéval, à fossés et pont-levis, situé au nord de la ville, vers Saint-Côme-du-Mont, entre rivières et marais, là où la route menant à Valognes et Cherbourg franchit la Douve. La région étant presque continuellement inondée, la forteresse constituait un point de passage obligé pour qui voulait entrer dans la presqu’île du Cotentin ou en sortir. Parmi les nombreux capitaines qui en eurent la garde[3], on retrouve de nombreux seigneurs locaux dont quelques-une de mes ancêtres Aux-Epaules ou Fortescu, notamment Jean de Fortescu qui se rendit aux Anglais en 1417. Mais je cherche encore un auteur qui citerait les dates exactes (voire simplement l’existence) du capitanat de Bon-Antoine Le Sauvage.[4]

Quoiqu’il en soit, en 1598,  le roi Henri IV délivra plusieurs lettres patentes relatives à la démolition de cette forteresse médiévale devenue «préjudiciable au bien public».[5] Mais si la forteresse médiévale avait été supprimée, probablement pour vétusté et obsolescence, le Cotentin n’était pas à l’abri d’une invasion et les Ponts d’Ouve pouvaient encore servir de verrou. Aussi, assurément, des retranchements plus propres à l’artillerie furent établis en 1755, avant d’être supprimés en 1853.

Rappelons que, selon M. de Pontaumont, ce capitaine du Pont d’Ouve était aussi (dixit) « premier lieutenant de la marine du Ponant ».[6]  Bref, quid entre 1598 et 1755 ? Ne peut-on pas tout concilier en supposant qu’un poste d’artillerie, qui dépendait de la Marine, protégeait le passage et le port de Carentan, en lieu et place de la forteresse ?

Le chemin de la Croix de Méautis, le coin de campagne où le Capitaine aurait justement croisé les chats, est, quant à lui, à l’autre bout de la commune, au sud de la ville, du côté de la route de Coutances. Le manoir de L’Eau partie se situait non loin de là, mais de l’autre côté de ladite route de Coutances. A mi-chemin entre les deux, le hameau (au nom énigmatique) du Bras-Pendu[7]. Les faits allégués ne se seraient donc même pas déroulés sur le domaine.

Selon M. de Pontaumont, au manoir de Léaupartie, tout appelait à la mélancolie, à la rêverie, voire à certaines déviances psychotiques [8] : son isolement, ses étangs et ses allées, même son architecture aux ouvertures rares et étroites appelaient au renfermement. Ses habitants n’avaient même pas à aller en ville pour la messe puisque la Chapelle Sainte-Anne était toute proche. Le voisinage n’appelait pas non plus à la gaieté et à la joie de vivre, si on songe qu’on pouvait faire au hameau de Bras-Pendu, à peine au bout de l’allée du domaine, des rencontres qui pouvaient vous amener droit en enfer.[9]

Les diableries sont en effet légion dans le secteur. L’affaire des sorciers de Carentan (et/ou de la Haye-du-Puits) est un des derniers grands procès en sorcellerie en France. En ce XVIIème siècle, il n’y avait d’ailleurs plus guère qu’en Normandie que ce genre de procédures avait cours. Lors de cette affaire retentissante, plus de deux cents personnes furent suspectées de se livrer à la lycanthropie, à divers sortilèges et autres pratiques satanistes.[10] Le procès qui fut instruit, en 1670, à la haute justice de la Haye-du-Puits et au bailliage de Carentan conclut que les suspects tenaient leurs réunions (au moins quatre sabbats annuels, dont le principal à la Saint-Jean) dans le bois d’Etenclin, colline boisée de Varenguebec, près de l’ancienne abbaye de Blanche-Lande, à une quinzaine de kilomètres, à vol d’oiseau de mauvais augure, de l’Eau Partie. Le volumineux dossier d’instruction ferait bondir le juriste moderne, si on songe pour le moins au témoignage par ouï-dire des consorts de CANIVET-SYMON quelques années plus tôt ou si on considère que nombre de suspects (voire probablement tous) furent soumis à la torture avant d’avouer… Trente-quatre prévenus, condamnés à mort par le bailliage de Carentan, interjetèrent appel de la sentence devant le Parlement de Rouen en 1670. Ils ne durent au final leur salut qu’à l’intervention royale de Louis XIV qui annula toutes les procédures instruites contre les sorciers, malgré l’opposition du Parlement de Normandie[11], et ordonna d’ouvrir les prisons à tous ceux qui n’étaient détenus que pour fait de sortilège.[12]

A suivre…

Christophe Canivet (Lignée 026)

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[1] Voir la sommation de payer de 1696 faisant suite à la vente: cote 356 J 79 précitée

[2]Autre hypothèse : M. de Pontaumont a tout inventé et les documents qu’il cite n’ont jamais existé. Il se serait contenté de créer un personnage au patronyme connu dans le coin et au prénom qui sonne juste aux oreilles de ceux qui ont peut-être connu son quasi-homonyme né au XVIIIème siècle. Et vu qu’il n’a pas précisé s’il avait lu ce témoignage aux AD de la Manche ou à celles de Seine-Maritime, la vérification n’est pas si aisée. Hypothèse totalement fausse si le témoignage de René était déjà évoqué dans l’affaire LE VAILLANT de Léaupartie

[3]Une liste non exhaustive en est fournie par de GERVILLE dans ses Recherches sur les anciens châteaux du département de la Manche publiées dans les Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, Volume 4 (1829-1830)  p298 et suivantes. Mais, en toute hypothèse, il s’arrête à la destruction de la forteresse médiévale.

[4]La prudence exigerait de pouvoir consulter la déposition originale pour vérifier l’identité donnée. Peut-être y-a-t-il eu une erreur de transcription de son prénom voire de son nom. On peut supposer que si ce Le Sauvage a existé, il était, comme la plupart des capitaines du Pont d’Ouve, originaire d’une paroisse très proche. A ce titre, il pourrait âtre un descendant d’André Le Sauvage, époux de Girette de Mons, qui acquiert en 1392 le fief de Mons (ou la Fière) à Sainte-Mère-Eglise par le biais d’un retrait lignager au nom de sa femme. On compte parmi leurs descendants du XVIIème siècle, un Jean Robert Le Sauvage, marié en 1662 à Marie SIMON, et parmi leurs descendants du XVIIIème siècle (donc également après la déposition de René de CANIVET mais toujours avant la rédaction de l’article de M. de Pontaumont) un  Jean Bon-Antoine Le Sauvage, père de Pierre Bon-Antoine Le Sauvage, tous deux seigneurs d’Houesville. L’historique de cette famille est largement décrit par Maurice Lecœur dans Un village du Cotentin: Sainte-Mère-Eglise : 1082-1944 (1988)

[5]Voir Histoire de la Ville de Carentan et de ses notables, d’après les monuments, Par Émile LECHANTEUR DE PONTAUMONT (1863) .

[6] Titre ou grade ? De quand date ce dernier ? D’aucuns affirment que la flotte du Ponant a été créée par le Cardinal de Richelieu mais il existait déjà un vice-amiral du Ponant sous Henri IV.

[7]De nos jours, Le Bras Pendu est très facile à repérer puisque s’y trouve le rond-point qui marque le début de la voie de contournement de Carentan à partir de la route de Coutances, rond-point où aboutit aussi le chemin de L’Eau Partie

[8]D’après l’étude précitée, le manoir a été remplacé par un corps de ferme vers 1830 mais l’auteur peut encore le décrire en détail. Prenons-y garde ! M. de Pontaumont fait partie de ceux qui confondent le Leaupartie de Carentan et celui de Lande-sur-Ajon, dont nous parlerons ultérieurement. Je garde donc sciemment ici l’orthographe qu’il a lui-même utilisée. Quand il évoque ce renfermement provoquant les imaginations galopantes, il pense bien davantage aux filles de M. LE VAILLANT de Léaupartie qu’aux consorts CANIVET-SYMON et tente de faire entrer les faits qui se sont déroulés à Landes-sur-Ajon dans le cadre du manoir de Carentan.

[9]Toujours dans la même étude, M. de Pontaumont détaille la déposition d’une «sorcière». A priori, il s’agit d’une de celles jugées en 1670 mais les faits seraient sensiblement concomitants à la déposition des consorts CANIVET-SYMON : « Voici comment Marguerite Campel, veuve de Sébastien Baude, dépose au sujet de son affiliation au Sabbat. Quelques années après la guerre des Pieds-Nus (La révolte des va-nu-pieds en 1639), plusieurs compagnies du maréchal de Gassion, courant par le pays, elle fut contrainte de s’en aller à Périers pour acheter des vivres pour lesdits soldats. Étant, dit-elle, à l’endroit de Bras-Pendu, elle rencontra un gros chien noir qui l’arrêta, et parlant à elle d’une voix humaine, lui dit que si elle voulait se donner à lui, il lui baillerait de l’argent, ce qu’il fit, et lui donna une grosse poignée qui lui sembla être de l’argent, mais ce n’étaient que feuilles comme elle le reconnut peu après. Ensuite de quoi elle renonça à Dieu et fui depuis une infinité de fois au sabbat,(…) »

[10]Pour se donner une idée de ces pratiques, poursuivons la déposition de la Veuve Baude : «(…) Ensuite de quoi elle renonça à Dieu et fui depuis une infinité de fois au sabbat,en se frottant le corps d une graisse noire que ledit chien lui avait donnée. Suivant l’aveu de cette femme, le sabbat avait lieu la nuit, aux fêtes les plus solennelles. Les lieux de réunion étaient ordinairement les bois d’Étencelin ou de la Haye-du-Puits. Les sorcières s’y rendaient, transportées dans les airs sur un animal ou dans les bras d’un homme noir ou d’un démon. Les hommes y allaient à pied. Une fois réunis, les sorciers commençaient par adorer Satan, qui présidait l’assemblée quelquefois sous la forme d’un homme ou d’un mouton noir, mais le plus souvent sous la figure d’un bouc. A cet effet, chacun des sorciers venait successivement le baiser et lui offrir une chandelle allumée qui  jetait une flamme bleuâtre. Après cette cérémonie, on dansait, ordinairement en rond, dos dos,quelquefois deux à deux, rarement seul à seul. L’orchestre se composait de hautbois, de flûtes et de tambours. Les exécutants étaient des sorciers ou des diables. On dansait aussi quelquefois aux chansons. Les danses finies, démons et sorciers, sorciers et sorcières se confondaient honteusement. Venait ensuite le banquet, où chacun prenait sa part de mets sans sel, insipides, n’apaisant pas la faim, et de liquides sans saleur, sans parfum, n’apaisant pas la soif. Le tout était quelquefois de nature à soulever le cœur. Il leur faisait renoncer à Dieu, au baptême, à la vierge Marie et à tous les saints, et, dès le jour de cette renonciation, les sorciers oubliaient les prières du chrétien, perdaient leurs chapelets ou les laissaient se détériorer par le défaut d’usage. Il parodiait d’une manière ignoble les cérémonies et les sacrements de l’Église. Enfin il dirigeait la fabrication et la dispersion de la grêle. Cette opération, une des plus importantes du sabbat, avait lieu de la manière suivante 11 y avait ordinairement de l’eau au lieu où se tenait le sabbat. Les sorciers s’armaient de baguettes, s’assemblaient au bord de l’eau, la battaient avec force jusqu’à ce que des vapeurs s’en élevant, se condensant, allassent s’abattre en grêlons destructeurs où il plaisait aux sorciers de jeter la désolation, et, pour mieux diriger le fléau, ils s’enveloppaient souvent dans les nuages avec leur maître, et en surveillaient la marche et les effets. Les orgies du sabbat ne laissaient aucun indice accusateur sur le sol. »

      Et je vous passe les autres témoignages relatés par l’étude

[11]Voir notamment Histoire du Parlement de Normandie, Volume 5 Par Amable P. Floquet p718 et suivantes

[12]Le Roi-Soleil fut bien moins rayonnant quand il révoqua l’Édit de Nantes.  Les protestants, eux aussi, durent à nouveau se prêter à des messes clandestines et, tout à côté de chez moi, à un lieu appelé la Chaire-au-Diable, on croisait bien plus de huguenots que de sorciers. Voir Histoire de Cerisy-la-Salle d’Albert Pipet

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