Des Canivet à Paris-Roubaix

Sports 11/04/1996 à 04h12 CYCLISME. Dimanche, Paris-Roubaix fête son centenaire. Toute la semaine, portraits des anonymes de «la plus belle des classiques».

Les beaux dimanches des Canivet.

par LE TOUZET Jean-Louis in archives de LIBERATION.fr

Depuis dix-huit ans, Josie, René et leurs enfants s’installent dans le même virage.
Pont-Thibaut (Nord), envoyé spécial D’une année à l’autre, depuis 1978, la famille Canivet étale son bon plaisir dans l’herbe du virage de Pont-Thibaut, entre Ennetières et Ennevelin. Le Pont-Thibaut est devenu au fil des ans une sorte de concession perpétuelle à ciel ouvert pour cette famille amatrice du coup de pédale, un point de vue quasi géostratégique sur Paris-Roubaix: «Le vainqueur, c’est toujours un gars qui passe ici dans les cinq premiers», assure René Canivet, le chef de famille. Du couple sans enfant à la famille gonflée par les naissances multiples, touchée par les deuils, aux dents de la petite dernière, René et Josie Canivet, la cinquantaine, sont les fidèles du secteur pavé numéro 5.
Depuis vingt-cinq ans, le rite est immuable. Levés à l’aube, les Canivet roulent alors 7 kilomètres, puis, religieusement, empruntent les 1.200 mètres de pavés sur lesquels les coureurs, douze heures plus tard, pédaleront: «Les places sont chères», dit Josie, la mère, qui connaît le prix des choses. «Avec tous ces Belges qui débarquent, on ne sait jamais si on retrouvera notre place», lâche Josie en ajustant sa jupe. Dès 9 heures, le Barnum Canivet «monte la tente», déplie tables et chaises. Deux plus heures tard, le barbecue fume et les saucisses font saliver le voisinage. Midi, les glaçons cognent dans les verres, «et l’Pernod coule», rigole René aux yeux bleu azur. Le virage de Pont-Thibaut est alors, trois heures durant, la réplique de la salle à manger des Canivet. On entre sans façon dans le cercle de famille, on se bouscule, on tend les verres à Josie, madelon cycliste d’un jour. «Parce qu’ici, on est en plein vent, faut ben se réchauffer un peu», explique Jean-Marie, le vieux copain aux joues rouge pivoine qui peine parfois à mettre un nom sur les coureurs, «c’est toujours à l’heure de la goutte et du café qu’ils passent. Entre quatre heures moins vingt et quatre heures moins le quart. Ils sont réglés comme ça…», dit-il dans un grand éclat de rire. Au fil des courses, le garde champêtre, «qui nous connaît bien», ajoute Josie, a fermé les yeux sur la cuisine en plein air et la diaspora Canivet qui piétine «la prairie du fermier». Les voisins d’un jour sont devenus des amis que l’on retrouve d’année en année: «On ne refuse pas un coup à boire», insiste René. Paris-Roubaix, ici, pour les Canivet, c’est tout à la fois. Ça tient du meeting politique de la communion cycliste: «On a toujours été avec Tonton… Tiens, par exemple, ma cadette, elle a posé pour une affiche pour le PS. Eh, René, t’as montré la photo de la petite dans la salle à manger?» Les Canivet sont respectueux des pavés: «Attention, on repart avec nos ordures, c’est pas comme certains…», s’insurge Josie, pour qui, ce dimanche d’avril, son seul jour de vacances, a déjà listé les commissions: «J’oublie tous mes soucis quand je viens ici. Toute l’année, on pense à Paris-Roubaix. Est-ce que les filles vont venir cette année? Est-ce qu’il fera beau? On se téléphone: Dis, tu connais la date cette année? Paris-Roubaix, c’est notre sortie. Avant quand René travaillait à Valenciennes on partait, l’été quelques jours en Alsace… Maintenant ça fait deux ans qu’il chôme. Y pas de boulot chez nous. Y a un mois, il a fait l’embauche. Des types l’ont payé 800 francs, hein René, 800 francs pour un mois…C’est une honte…» René, lui, hoche la tête, les yeux dans le vague.
Josie, elle, se demande à combien va ce chiffrer son Paris-Roubaix cette année: «Je compte environ 150 francs par personne. Je compte toujours large… Quand y a des restes, alors, le soir, on soupe chez ma fille Axelle, dans la cour de sa ferme… Comme ça, ben, on est encore entre nous. On reparle de la course… Tout ça. On est bien, quoi…» Mais Paris-Roubaix ne se résume pas simplement à une partie de campagne.

Les Canivet ont noté soigneusement depuis un quart de siècle les petites histoires du vélo. La saga du pavé s’est écrite sous leurs yeux. Comme cette année 1984 où Alain Bondue, en tête de la course, chute. René raconte: «Je l’ai vu arriver dans le virage à toute vitesse. Puis, d’un coup, le v’là par terre.» «Merde, c’est quand déjà?», interroge du menton Jean-Marie. «Ben, je crois bien que c’est l’année où il a fait troisième», répond René, qui rectifie aussitôt: «C’est l’année où Gilbert, il avait encore ses cheveux.» On rit de Gilbert, on fouille dans les mémoires collectives, puis on oublie Alain Bondue et la calvitie de Gilbert. Josie, elle, se souvient d’avoir donné à boire «à ce grand brun frisé. Je m’en souviens bien, j’avais récupéré tout plein de p’tites bouteilles d’eau que j’avais été chercher à Auchan. Je les avais remplies pour les coureurs…». Elle a le nom «de ce Belge» sur le bout de la langue, puis crie son soudain nom: «C’est Roger De Vlaeminck!» Il y a, dans le canevas des souvenirs, une poignée de mythes roulants: «Ah Merckx… Moser, aussi, il était fort. Mais c’est Hinault. Ch’lui alors, ça il était fort…» René compte les années en fermant un oeil: «Moser, c’était quand?» Josie aime, sans distinction de nationalité, «tous ces gars qui viennent chez nous, dans le Nord, rouler sur nos pavés. Ben moi, je dis que ces gars-là, y ont un sacré courage. C’est un peu des gens comme nous…». Elle fait semblant de n’y rien connaître, «de laisser ça aux hommes». Pourtant, c’est elle qui dit: «Quand je vois l’gars qui roule sur le bas-côté, je me dis: toi, mon gars, t’es fichu. Là, l’type, il ne peut plus.»
Les filles acquiescent, les petits-enfants dans les bras. Josie et René, en vingt-cinq ans, n’ont commis qu’une seule infidélité à Paris-Roubaix: «C’était il y a deux ans, quand mon beau-fils est décédé. On n’a pas eu le coeur d’y aller…» Gaëlle, l’aînée, est aussi «une piquée» des pavés, comme dit sa mère. Mais Gaëlle confond toujours les coureurs: «Moi, je regarde simplement les vélos. Avant, dit-elle, la caravane passait. Maintenant, y a plus que La Redoute…» Josie est en colère, un Paris-Roubaix sans caravane publicitaire, c’est plus tout à fait la même chose: «En plus, il se foutent de nous, il nous refilent des revues périmées et les casquettes, faut les payer. 20 francs qu’ils en veulent, de leurs casquettes, tu te rends compte, 20 balles…» Pour René, la course n’a pas changé, ce sont les coureurs qui sont différents: «Je me souviens, il y a encore dix ans, je les reconnaissais tous. Aujourd’hui, ils portent de grosses lunettes… En plus, avant, ils jetaient leur bidon ou bien une casquette. Maintenant, tu ramasses plus rien sur la route…» Dehors, l’air sent bon la chicorée, «comme quand mémé en mettait dans le café», souffle Axelle. Et René sait que l’odeur de la vanille attire toujours la pluie: «Alors là, on est bon pour dix jours de flotte!» Paris-Roubaix est aussi le baromètre des Canivet: «Comme cette année où il fait si froid, j’étais enceinte de Solenne», assure Josie en comptant les années sur les doigts. Paris-Roubaix, c’est surtout des parties de franches rigolades, comme cette fois où un pandore de faction au secteur 5 «a pris une de ces cuites». Le gendarme couché par les Canivet n’a rien vu de la course, s’est réveillé au passage de la voiture-balai. Jean-Marie s’étouffe de rire: «Encore un qu’a bien failli redevenir ouvrier, comme nous… Il s’en est fallu de peu qu’il se fasse coincer par ses chefs…» Et puis aussi des moments doux amers, comme cette année où l’un des enfants Canivet «est tombé dans un fossé. Haut comme ça», mime René qui dit avoir eu la frousse de sa vie. Josie s’essuie les yeux: «S’il nous était arrivé malheur, on ne serait jamais revenus à Pont-Thibaut, ça non jamais…».

posté par Jean-Marie Séjourné

24
Mai

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