Challenge AZ – Y comme les Yeux

… du témoin

Fin décembre 1834, le Docteur CANIVET est amené à voyager de Falaise à Paris. Les raisons de ce  voyage restent à déterminer. Accompagnait-il précisément cette autre voyageuse ? En tous cas, il a cheminé en compagnie de Mademoiselle Marie de MORELL qui, depuis quelques mois, se trouve au centre d’une inextricable affaire qui oppose deux grandes familles du Royaume [1]

source GallicaIl y a donc, d’un côté, la fille du Général de MORELL, héros de l’Empire, commandant de l’école de cavalerie de Saumur, proche parent du Maréchal SOULT (alors ministre de la Guerre). De l’autre, Emile de LA RONCIERE, fils d’un autre héros de la Révolution et de l’Empire, lieutenant de cavalerie, alternant mondanités et conquêtes féminines.

Il semble que, suite à une réception chez le Général, son adolescente de fille jeta son dévolu sur le lieutenant, alors en stage à l’Ecole de Cavalerie, mais que la passion ne fut pas partagée. Dans les jours qui ont suivi, des lettres, censément « anonymes » mais toujours paraphées, de manière à identifier leur prétendu auteur, se sont répandues dans toute la ville. LA RONCIERE est congédié de l’Ecole. Mais, le 24 septembre 1834, l’adolescente est retrouvée bâillonnée dans sa chambre, affirmant avoir subi une tentative de viol de la part du vicomte de LA RONCIERE. Il est arrêté. Cependant, les lettres « anonymes » continuent d’affluer.

Notre propos n’est pas d’étudier ici toutes les anomalies de la procédure et incohérences de l’enquête parmi lesquelles, entre autres, une mise en scène qui ne permettait pas à un intrus de pénétrer dans la maison, des experts désavoués dès qu’ils n’enquêtaient pas à charge, le notaire de la famille de la plaignante qui siège parmi les jurés d’Assises, Assises qui se déroulent d’ailleurs à Paris, loin du lieu où le crime aurait été commis mais au plus près de la Cour royale… Bref, LA RONCIERE est condamné le 10 juillet 1835 alors  que les preuves se sont accumulées contre la jeune fille, qui a visiblement monté la scène de toutes pièces et qui soufre de troubles mentaux qui ne lui permettent d’être auditionnée qu’en pleine nuit…  Le pourvoi en cassation échoue, et huit ans passent avant que la famille du condamné ne réussisse à le faire libérer. Il n’est réhabilité qu’en 1849, après la chute du régime, quatorze ans après sa condamnation et deviendra, par la suite, gouverneur de Tahiti.

Un CANIVET a donc eu son petit rôle à jouer dans cette affaire et fut cité à comparaître. Les rares  articles où il est évoqué le désignent simplement comme « le Docteur CANIVET » mais nul doute qu’il s’agit de Louis Marie Auguste CANIVET, frère d’un de mes ancêtres, que nous avons déjà rencontré dans un autre sujet.

Le 23 décembre 1834[2], Mlle de MORELL est ramenée de Falaise à Paris, en compagnie du Docteur CANIVET et de sa gouvernante, Miss ALLEN. Il fait un froid rigoureux. Pourtant, aux abords de Sèvres, la jeune fille fait ouvrir les glaces de son côté. Une fois arrivée à Paris, quai d’Orsay, elle s’écrie tout à coup  qu’on lui casse le bras. Une main s’appuie sur son bras; on rejette dedans la main qui était en dehors, et on lance dans la voiture une boulette de papier. Cette boulette est en réalité une énième lettre anonyme particulièrement injurieuse, écrite sur du papier grossier, tiré d’un registre. A noter que les débats n’évoquent que la version  de personnes se trouvant à l’intérieur de la voiture. Il n’y avait aucun passant qui aurait pu confirmer la scène ? LA RONCIERE étant alors incarcéré, on se demande qui peut être l’auteur de la lettre. Le Docteur témoigne que ce ne pouvait pas être Mlle de LA RONCIERE car il ne l’avait vu faire, ni dans la voiture, ni à l’auberge où ils s’étaient arrêtés[3]Plusieurs éléments laissent à penser que le Docteur CANIVET était en fait le médecin de famille de Mademoiselle de MORELL mais, faute de pouvoir lire les pièces de la procédure, ça ne reste qu’une hypothèse de ma part.

Premier élément : le voyage a dû s’effectuer dans la voiture particulière des de MORELL. De fait, dans les articles, ne sont cités que Mlle de MORELL, sa gouvernante et le médecin. Pas d’autre voyageur qui aurait pu apporter son témoignage. Or, on sait que Mlle de MORELL soufre visiblement de pathologies mentales. La présence d’un médecin aux côtés de la victime d’un viol aurait déjà été une sage précaution et les troubles particuliers de la présente victime rendent, selon toute vraisemblance, cette présence indispensable.

Second élément : pourquoi évoquer un voyage de Falaise à Paris, Falaise où est précisément établi « mon » Docteur CANIVET ? Saumur n’est que le domicile de fonction du directeur de l’Ecole de cavalerie. Le Général de MORELL (1788-1862), qui est lui-même natif de Falaise[4], y a vraisemblablement une propriété, même s’il vit ordinairement seul à Saumur, sa femme et sa fille résidant essentiellement à Paris, ne se rendant à Saumur qu’à l’époque de l’inspection générale, pour y tenir salon et réceptions.

Le général descend en effet de Denis de MORELL, sieur de Canivet, Morières et la Courbonnet, mort en 1549,  inhumé à Falaise, dans l’Eglise St-Gervais, et dont le fils, Thomas, fut le premier comte d’Aubigny.[5]  Sieur de Canivet ??? Brève digression sur ce fief de Canivet qui mériterait une étude plus développée. Ce vaste domaine s’étendait sur les paroisses d’Aubigny, Saint-Pierre-Canivet, Villers-Canivet, et Saint-Loup-Canivet (depuis rattachée à Soulangy). C’est une très ancienne terre noble puisqu’il est déjà évoqué dans une charte de 1150[6], l’abbaye cistercienne de Villers-Canivet étant érigée à partir de 1127. Ceci dit, jusqu’à présent, rien n’indique qu’au delà d’une plaisante homonymie, il y a un rapport entre ce fief et ma famille éponyme, qui est originaire du canton de Tilly-sur-Seulles, à une trentaine de kilomètres, le Docteur CANIVET étant lui-même né à Fontenay-le Pesnel. Mais finissons-en d’abord avec les de MORELL en rappelant que parmi les membres de cette vieille famille normande, figurent les derniers gouverneurs militaires de Falaise, peu avant la Révolution.[7]  L’hôtel de Morell, y est d’ailleurs toujours visible au 50, rue du Camp-Ferme, au pied de la porte Philippe-Jean.

Autre élément : Louis Marie Auguste CANIVET est médecin. De nos jours, Mlle de MORELL aurait été suivie par un ou plusieurs psychiatres, tant dans le cadre de la procédure qu’à titre personnel. Vu que la spécialisation n’existait pas encore, impossible de dire si le Docteur CANIVET était généraliste ou s’il était déjà versé dans l’étude des troubles mentaux. Le sujet de sa thèse, « de la douleur »[8], peut laisser le penser, même s’il peut aussi simplement y évoquer la simple douleur physique. Là encore, je sais que le document existe mais je n’ai pas encore pu le lire son contenu.

Dernier élément qui a pu faire que le Docteur CANIVET était un proche du Général de MORELL : ils ont, tous les deux, servi dans les troupes napoléoniennes en Allemagne, le futur général s’illustrant sur les champs de bataille et le futur médecin étant alors simple aide-chirurgien. Peut-être que l’un a soigné l’autre à cette époque ou peut-être ont-ils simplement, par la suite, évoqué des souvenirs communs. J’ignore d’ailleurs pourquoi le Docteur CANIVET s’est établi à Falaise. Ce n’est pas très loin de sa famille mais il ne semble pas avoir gardé de contact avec ses proches parents, il n’apparaît jamais dans leurs actes d’état-civil. S’il était plus attiré par les pathologies mentales que physiques, n’aurait-il pas été plus simple pour lui de rester à Paris ou de s’installer à Caen plutôt qu’à Falaise qui n’est qu’un gros chef-lieu de canton ? A moins que précisément, il n’était déjà un obligé des de MORELL…

Et donc, si c’est lui qui suivait Marie de MORELL depuis sa plus tendre enfance, l’affaire de RONCIERE étant le paroxysme de ses troubles, et donc un constat d’échec de son médecin-traitant, peut-on se fier à ce que le Docteur CANIVET dit avoir vu, de ses Yeux vu ?

Auteur : C. Canivet (lignée 026)



[1]Société des lettres, sciences et arts du Saumurois, février 1955, p31 et suivantes. L’affaire est d’ailleurs détaillée dans de nombreux ouvrages et même au cinéma

[2]Journal des débats politiques et littéraires 04/07/1835 portant transcription des débats devant la Cour d’Assises de la Seine

[3]Procès La Roncière: cour d’assises de la Seine p123

[4]Annuaires des cinq départements de l’ancienne Normandie, Volume 29 p746 et suivantes

[5]Annuaire des cinq départements de la Normandie / publié par l’Association normande 1937 p62

[6]Extrait des chartes: et autres normands ou anglo-normands, qui se trouvent dans les archives du Calvados, par Léchaudé d’Anisy Volume 2

[7]Dictionnaire de la noblesse, Par Franc̜ois Alexandre Aubert de La Chesnaye-Desbois,Badier Tome IX p473

[8]The collected works of Sir Humphry Davy (1839-40)

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