Un conte de Noël par Charles CANIVET

A l’initiative de l’infatigable Christophe Canivet (Lign. 026), nous vous soumettons un conte de Noël écrit en 1889 par Charles Canivet (Lign.174).

JOYEUSES FÊTES A TOUS

Charles Canivet (1839-1911) L 174Charles Canivet, né à Valognes(50) le 10 février 1839 et décédé à Paris (6e) le 29 novembre 1911, était un chroniqueur, poète et romancier. Il était le fils d’un professeur du collège de Valognes. Il se destinait à l’enseignement, mais il choisira finalement le journalisme, en menant parallèlement une carrière d’écrivain, notamment sous le pseudonyme de Jean de Nivelle. Comme journaliste, il a collaboré au quotidien Le Soleil, qui avait son siège à Paris. Il fut le secrétaire du journaliste et historien Amédée Thierry (1797-1873).

Il avait épousé en 1872 une pianiste dont il eut une fils, Jean Gabriel, musicien de renom lui aussi.

La Noël de Clairette par Charles CANIVET

Il ne fait pas chaud dehors, et cependant la foule se presse dans les rues, ou plutôt dans l’unique rue de la petite ville, la rue des magasins.

Source Gallica BNF

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Ceux-ci sont éclairés aussi bien que possible, quand on n’a pas le gaz à sa disposition.

Il y a partout de belles lampes, dont le verre est entouré d’un vaste globe dépoli qui jette tout à l’entour une lumière douce et uniforme.

C’est surtout la façade des boutiques de jouets qui est envahie. La Noël est la fête des enfants, et c’est pour les enfants que les marchands travaillent, rangent leurs nouveautés, depuis les plus simples jusqu’aux plus compliquées.

Les soldats de bois, avec leurs pantalons rouges et leurs tuniques bleues, leurs bonnes figures toutes rondes, les traits, les moustaches et les sourcils dessinés à l’encre noire, sont étendus tout de leur long, l’arme au bras, sabre au côté, dans des boîtes oblongues qui sentent bon la peinture fraîche, une odeur qu’on n’oublie plus et qui rappelle mieux que quoi que ce soit les jeunes années disparues, quand le vent vous en apporte une bonne bouffée, sur les trottoirs de Paris, arrachée à toutes ces petites boutiques qui s’alignent de la Madeleine à la Bastille, et où l’on vend, quand on peut, pour pas cher,

source Gallica BNF

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les jouets les plus nouveaux.

Dans la petite ville de X…, c’était plus primitif et plus simple ; mais, comme la belle lumière des lampes faisait valoir tout cela ! les boîtes à soldats, les ménages, les poupées aux belles joues roses, les fusils aux canons bronzés, et les sabres de fer-blanc, sans compter les belles toupies en buis, luisantes comme de vieil ivoire, les cordes à sauter, avec leurs poignées rouges, les cerceaux, les raquettes avec leurs volants à plumes bariolées, les tambours en bois jaune enluminé de belles fleurs écartâtes, les polichinelles mi-partie rouges et bleus, avec leur double bosse et leur chapeau garni de grelots qui sonnent quand on tire sur la ficelle soigneusement cachée entre les deux jambes désarticulées, et qui met tout en branle, bosses, bras et jambes, avec des gestes impossibles et fous, au-dessus desquels, sous le grand chapeau, demeure immobile, et comme hiératique, la figure rosée, si singulière dans l’encadrement de sa tignasse de filasse blanche !

La petite Clairette regardait tout cela, surtout les belles poupées si bien vêtues dans des robes pour la plupart roses, bordées d’un filigrane d’or, et qui debout derrière le vitrage, les bras tombant le long du corps, semblaient regarder aussi les curieux.

Il y en avait une principalement, la première, qui semblait bien avoir sept à huit ans, très rose et très potelée, avec des cheveux frisés, sortant en boucles nombreuses d’un petit chapeau garni de plumes et de fleurs, et dont la robe de moire bleue scintillait, à la lueur des lampes, d’une façon merveilleuse.

De temps en temps le marchand, pour faire valoir les richesses de sa boutique, la prenait et se mettait à lui adresser la parole. Et sans doute la poupée comprenait ce qu’il lui disait, car elle faisait des manières, roulait des yeux malins et répondait, sans aucun doute ; la petite Clairette voyait ses lèvres s’entrouvrir.

Quel bonheur d’avoir une poupée comme cela, de l’emmener avec soi à travers champs, le long de la grève et de lui montrer, là-bas, au fin fond de l’horizon, les bateaux de pêche à bord desquels on trime dur, d’un bout de l’année à l’autre, et qui dansent sur les vagues bleues, agiles et légers comme des oiseaux. Précisément en ce moment même, un petit vent tout sec disait, dans son langage sifflant, qu’il ne faisait pas chaud au large, et que le grand-père, à bord de sa barque non pontée, devait attendre avec impatience l’heure de la marée pour rentrer au port et prendre un air de feu devant l’âtre, après s’être débarrassé de son poisson.

Il n’était pas riche, le grand-père, et ce n’est pas lui qui pourrait jamais donner à Clairette une de ces belles poupées joufflues qui devaient coûter des mille et des cents, à en juger par leurs belles robes, leurs beaux chapeaux et les souliers de satin blanc à boucles d’argent, même d’or, qui, sur le cou-de-pied, reluisaient.

Perdue dans la foule des curieux, le petit doigt entre ses dents, la petite Clairette rêvait.

Elle avait des idées maternelles, se voyait en possession d’une aussi belle personne, l’habillait, la déshabillait, se promettant même de la mettre au pain sec si elle était méchante, comme s’il y avait bien autre chose que du pain sec dans le logis du vieil aïeul.

Mais le rêve a des ailes, et les plus déshérités en profitent pour s’envoler dans l’idéal. Là, devant le bel étalage du marchand, la petite Clairette se trouvait très heureuse.

Et elle y resta la dernière, sans souci du froid piquant, réchauffée par la vue de toutes ces belles choses, et elle s’aperçut seulement que le vent du Nord cinglait un peu, lorsque le marchand éteignit la plupart des lampes et se mit à fermer boutique.

Alors elle regagna la maison du vieux, là-bas, tout au bout du chemin qui longe la mer, au-dessus de laquelle brillait une belle moitié de lune.

On y voyait presque comme en plein jour, tant le ciel était pur et clair, et c’était plaisir de marcher le long du bord, où de petites lames se brisaient, allongeant à n’en plus finir leur guirlande d’écume blanche.

Dans les clochers voisins, on sonnait déjà pour la messe de minuit, et les cloches, dans l’air sonore, semblaient engager un dialogue joyeux.

La petite Clairette ne prêtait pas grande attention à tout cela. L’étalage du marchand de jouets lui trottait par la cervelle ; elle n’avait qu’à fermer les yeux, et elle le revoyait tout entier, avec sa longue rangée de poupées de toutes les tailles qui lui tendaient les bras et semblaient dire : « Emmène-nous donc, Clairette, nous nous ennuyons ici, et nous serions mieux avec toi ! »

Elle s’y laissait prendre et murmurait : « Je ne dis pas non, et moi aussi je ne demanderais pas mieux que de vous avoir toutes, mais ce vilain marchand ne vous laissera jamais partir sans argent, et Clairette n’en a jamais eu assez pour acheter des poupées aussi belles que vous. »

Mais l’illusion ne s’en va pas aussi vite qu’on le croit, et l’enfant s’arrêtait attentive, pour écouter les sons harmonieux des cloches ; et, dans le nombre, elle s’imaginait qu’il y en avait une, à la voix plus claire, plus argentine, qui lui parlait et lui disait : « Ne te désole pas, Clairette, c’est aujourd’hui la Noël ; il y a de la joie pour tout le monde, et surtout pour les petites filles sages. Tu auras ta poupée, Clairette, tu auras ta poupée. »

C’est ainsi que les cloches parlaient jadis, en Angleterre, au pauvre Dick Wittington et lui prophétisaient, pendant qu’il errait sur les chemins, par la nuit sombre et froide, qu’il serait trois fois maire de Londres.

Mais la petite Clairette ne connaissait ni Londres ni Dick Wittington. Elle pensait seulement que, dès l’aurore de la prochaine journée, bien des petits yeux seraient ouverts tout grands pour voir ce que le vieux pèlerin à barbe blanche aurait déposé, à leur intention, sur le bord de l’âtre.

Fallait-il qu’il en dévalisât des boutiques pour donner ainsi quelque chose à tant de monde ! Il est vrai qu’il en oubliait beaucoup, même parmi les plus sages, elle notamment, qui ne manquait jamais l’école.

Franchement, il y a des choses qui ne sont pas justes, et, à son avis, le vieux à barbe blanche n’aurait fait que son devoir en lui mettant, tout près des cendres, ce qu’il fallait d’argent pour acheter une poupée chez ce marchand qui en avait des douzaines, sans compter le reste, les soldats, les pantins et jusqu’à cette belle dame qui, derrière un verre comme on en met sur les cadres, jouait de la guitare, roulant des yeux et remuant les doigts avec une suprême élégance.

Sur la mer presque unie, les bateaux pêcheurs se rapprochaient du port, et le feu rouge du bout de la jetée s’en allait en s’amincissant dans l’eau, jusqu’à l’horizon.

On rentrait, pour la messe de minuit, avec la marée qui montait et dont les vagues s’en venaient mourir jusqu’aux pieds de Clairette.

Elles dansaient, se suivaient, se brisaient presque en mesure, roulaient sur les galets du bord, s’en retournaient pour revenir, gagnant du terrain petit à petit, et mettant tout le long du rivage une belle frange argentée qui semblait la bordure de cette immense robe bleu pâle que les étoiles piquaient, par ci, par là, de petits rayons d’or, une robe si belle que Clairette n’en avait pas vu de pareille à l’étalage du marchand.

Alors, pendant que les cloches sonnaient toujours à toute volée, et que les bateaux faisaient de la route vers le port, Clairette se perdait dans la contemplation de cette robe superbe, et elle en habillait une poupée imaginaire, si grande et si belle qu’elle éblouissait, et que sa tête montait vers le ciel jusqu’aux étoiles, qui finissaient par se poser sur son front, comme un large diadème de pierres précieuses.

Et, tout en rêvant à d’aussi belles choses, la petite Clairette soufflait dans ses doigts, très fort, à cause de la lune qui, en montant, jetait autour d’elle, dans l’espace, autant de froid qu’elle pouvait en répandre, quand tout à coup elle s’entendit appeler par son nom. C’était la cloche, à la voix argentine, qui lui disait :

– Regarde donc là-bas, petite Clairette, pas bien loin, dans les vagues, il y a quelque chose pour toi, quelque chose de très joli, comme tu n’en as pas vu bien sûr dans la grande rue, derrière le vitrage des magasins.

Elle y jeta les yeux, et, au milieu des petites lames écumantes, elle aperçut quelque chose comme un mince bateau, sans mâts et sans voiles, grand comme la moitié d’un berceau de nouveau-né, et dans le fond duquel semblait dormir une mignonne créature dont elle apercevait les traits souriants, quand une vague un peu plus forte soulevait le berceau d’osier et montrait debout, presque de toute sa hauteur, la princesse qui ne se réveillait pas.

Elle était vêtue d’une robe bleue, comme celle de la grande poupée de tout à l’heure, avec des étoiles d’or superbes sur la jupe, et ce qu’il y avait de plus curieux, c’est que les petites lames argentées de temps en temps pénétraient dans le berceau et mettaient, au bas de la belle robe, une superbe frange floconneuse qui ne s’en allait plus.

Malgré le froid, la petite Clairette mit les pieds dans l’eau, se pencha, et prit la belle poupée, la serrant dans ses bras, pour la réchauffer, et regagnant, par le plus court, la dune où demeurait le grand-père, rêvant à un bon feu de tamaris qui les réchaufferait toutes les deux, elle et la princesse qui lui était venue par la mer, cette mer terrible qui tue les hommes, mais qui fournit cependant le pain du logis.

Et pendant qu’elle cheminait, joyeuse et transie, les cloches de toutes les églises environnantes continuaient de faire tapage, et, dans le nombre, elle en reconnaissait une, toujours la même, qui lui disait : « Rentre, ma petite Clairette, et poursuis ton rêve, là-bas, sur ta couche un peu dure. Il y a, dans l’avenir, du bonheur pour tout le monde, pour ceux-là surtout qui ne sont ni envieux ni méchants, qui poursuivent leur route difficile sans une mauvaise pensée, et pour lesquels le bonhomme Noël garde toujours quelque chose dans les larges plis de son manteau. »

Jean de Nivelle (Charles CANIVET)

extrait de Contes de la mer et des grèves, éditions Jouvet et Cie, Paris, 1889, pp 122-129 (source Gallica)

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